dimanche 16 mars 2014

Rie budget et fiscalité.


Noura Mebtouche.
Le collectif Respublica.

Titre : Revenu inconditionnel d’existence, budget et fiscalité.
Mots clés. Droit à l’existence, Constitution, égalité, citoyenneté, besoins, revenu disponible, budget, , macroéconomie, chômage, croissance qualitative.




L’objet du livre. Un véritable appel à nos politiques, ceux qui aujourd’hui sont habilités à mettre en œuvre les réformes nécessaires à la mise en œuvre de notre

Dans ce sens, l’ouvrage « RIE, budget et fiscalité se trouve dans la droite lignée des autres ouvrages autour du RIE : on citera entre autres Baptiste Mylondo……


L’idée commence à se profiler dans notre monde économique.
L’orginalité et la spécificité de « RIE, budget et fiscalité tient au fait que cet ouvrage fait partie du projet Politique général défini dans le cadre de Respublica, une association citoyenne crée par l’auteur du livre.
Ce projet politique à long terme , qui  touche à tous les domaines relevant de l’Etat et des citoyens, résultante d’un vrai travail de synthèse, théorique, géographique et historique, a pour objet central d’une série de réformes visant à moderniser la République française, le RIE en fait partie.
Le livre est çà lui tout seul un « petit guide du RIE » pour politiques et définit après un lent travail de réflexion sur nos pratiques françaises en matière de redistribution (Etat providence) mais aussi de libéralisme (Etat libéral) les conditions dans lesquelles cette mesure doit être appliquée pour qu’elle constitue le tremplin nécessaire au « décollage » contemporain de notre économie et de notre société.
Ainsi, nous avons modernisé la théorie de Rostow du développement et avons défini un nouveau type de « Take Off » plus conforme à nos aspirations actuelles , comportant lui aussi des aspects culturels, politiques, étatiques (question de l’interventionnisme) et individuels.
Ainsi avons-nous défini les modalités d’application du RIE aux citoyens en fonction des âges, de la citoyenneté, de la nature de chaque individu vivant sur le territoire français que l’Etat se doit à la fois de protéger tout en lui donnant les conditions de sa liberté.
Ainsi avons-nous, testé les conséquences de cette réforme à court, moyen et long terme, après avoir épluché le budget de l’Etat, outil principal de toute politique publique, dans le contexte promis par François Hollande, de « 0 dette » en 2017.
Ainsi invitons nous nos politiques actuels à mettre en place dès ce quinquennat là, des zones géographiques d’expérimentation du RIE afin d’en tester les conséquences et les effets sur les citoyens.
Pour cela, il faudrait que notre ouvrage puisse être publié d’ici fin 2013.

« RIE, budget et fiscalité » est un appel à une mise en place définitive du RIE dès 2017. Il en définit les moyens, budgétaires, les modalités d’application et les conséquences macroéconomique à court, moyen et long terme.



Synopsis. L’ouvrage présente le revenu inconditionnel d’existence comme un droit consubstanciel à constitutionnaliser. Il y a d’abord un enjeu humain de dignité et le droit à l’existence est la juste continuation (un peu tardive) de l’évolution de notre République française dans le sens des droits de l’individu après les droits de 46 qui eux même précèdent ceux de 1789, sans oublier la charte de l’environnement qui va avec l’idée du bien-être. Il y a un impact macroéconomique ; celui, à long terme, qui devrait nous conduire à une absence de chômage. Le niveau de revenu est nécessaire à défaut de permettre une vie sans activité aucune pour la majorité, il permet au moins de faire ses choix non dans l’urgence et ce, dès le plus jeune âge (le collectif Respublica préconise un RIE pour tout citoyen, sans discrimination, même d’âge, avec un prélèvement à la source de 400 Euros pour les mineurs. Cette forme de valorisation  joue un rôle important en matière de socialisation auprès des jeunes, confrontés très tôt à la notion de citoyenneté et au respect de cette dernière ainsi que des infrastructures de l’Etat qu’ils financent en partie. Il y a donc bien ici un enjeu de modification des valeurs et de la perception qu’ont les contribuables de l’Etat qu’ils se réapproprient. Modification des valeurs également en ce qui concerne l’application concrète des notions de liberté, d’égalité et de fraternité. Pour en revenir à l’impact du RIE sur le monde du travail, il conduit à terme (période d’à peu près 10 ou 15 ans), à une modification en profondeur du paysage français en matière d’emploi et d’activité. Avec une multitude de  petites entreprises, autoentreprises (un statut devenu salutaire), des entreprises artisanales mais aussi une multiplication de la richesse et de la créativité. C’est le savoir faire français qui redevient en ligne de mire Tandis que, accompagné de politiques adéquates en matière fiscale et budgétaire (taxation forte des entreprises produisant des externalités négatives touchant au droit du travail, à la pénibilité du travail, à la pollution environnementale et sonore, diminution des entreprises à caractère monopolistique au profit des entreprises octroyant une grande partie de leurs bénéfices aux salariés, aux SCOP (coopératives), ainsi qu’au potentiel associatif et économique. C’est en effet par le local que se joue la nouvelle économie formée de citoyens, d’associations, d’institutions, de SEL, dont la dynamique économique locale est favorisée par l’existence de monnaies complémentaires. 
Bien entendu, la création de petites entreprises y est favorisée. Il y a également un enjeu en matière de salaires : selon la loi de l’offre et de la demande, ces derniers augmentent sous l’effet de la rareté de l’offre bien qu’on arrive (enfin) à rémunérer de manière satisfaisante ainsi qu’à valoriser le travail pénible.
Là encore, il y a un effet de sélection naturelle des entreprises qui s’opère puisque les moins aptes à résister à l’effet diminution de l’offre  de travail disparaissent naturellement.
Pour une fois, grâce à cette petite « chiquenaude » de l’Etat, ce ne sont pas les  grandes entreprises qui sont les seules maîtres du libre jeu du marché.
Il y a un effet revenu évident dont nous avons mesuré l’impact avec augmentation du pouvoir d’achat mais aussi son parangon, l’inflation.
Un effet inflationniste que l’on ne peut regretter.
D’une part parce que l’inflation masquée consécutive au passage à l’Euro a pu se faire sans augmentation des revenus des ménages alors que dans notre cas RIE, ces derniers augmentent de manière salutaire.
D’autre part, parce que cette inflation là est une inflation saine qui correspond à une réelle augmentation de la valeur réelle des biens disponibles et des services sur le marché.
Enfin, parce que cette inflation là est à relativiser. Les produits sains, non sanctionnés par des taxes seront toujours moins chers que les produits à valeur ajoutée négative.
Chez Respublica, nous pensons que la mesure RIE doit s’assortir de mesures à tendance protectionniste non pas version « antimondialisation » mais « nouvelle mondialisation » avec les pays pauvres, notamment d’Afrique dans une perspective égalitaire avec le moins d’intermédiaires possible.
Ainsi, la France doit elle se démarquer peu à peu de l’Union économique et monétaire en matière fiscale et budgétaire jusqu’à, dans la perspective de retrouver la maîtrise de sa création de masse monétaire, afin de retourner même provisoirement dans une situation de monnaie nationale afin de résorber le déficit budgétaire et de retrouver la maîtrise d’un service public forcément régalien.
Enfin, le RIE c’est aussi un moyen de mettre en place une vraie politique de prévention de la santé en renforçant le contrôle sur les visites médicales régulières payées par les patients eux même et en aidant le secteur médecine préventive (comprenant les médecines préventives) à se développer.


Documentation sur internet.
 Basic Income Earth Network, How is Basic Income defined? 
Quelques éléments en vue d’un débat sur le revenu universel 
Mathieu Deslandes, « De Boutin à Villepin, tous les avatars du « revenu citoyen » [archive] » sur Rue89 [archive], 18 avril 2011
Association pour l'Instauration du Revenu d'Existence, Le revenu d'existence [archive]
collectif PouRS (Pour un Revenu Social) [archive]
 Appel pour le revenu de vie [archive]
 Jean-Marc Ferry, Revenu de citoyenneté, droit au travail, intégration sociale [archive] in « Vers un revenu minimum inconditionnel ? », in Revue du Mauss, 1996, no 7, p. 115-134.
 Étude pour un Revenu Citoyen [archive] sur Mouvement sociétal [archive], mars 2000
 Gilles Dryancour, « Proposition pour un Revenu citoyen [archive] » sur InstitutTurgot [archive], 15 février 2009
Bernard Friot, « À partir des retraites, imaginer un salaire à vie [archive] » sur [1] [archive], septembre 2010
Dotation Inconditionnelle d’Autonomie [archive] sur Mouvement des Objecteurs de Croissance [archive]
 Louis-Marie Bachelot, « Non au "revenu citoyen" de Villepin, oui à "l'allocation universelle" ! [archive] » sur Atlantico [archive], 22 avril 2011
 Basic Income Earth Network, About Basic Income [archive]
 JC. Loewenstein, Allocation universelle [archive], Février 2012
Jean-Pierre Mon, « Pour une conditionnalité transitoire », 9e congrès International du BIEN, septembre 2002
Jacques Marseille, « L'argent des Français », Chapitre 32, Editions Perrin, 2009
Alaska Department of Revenue Permanent Fund Dividend Division, [PDF] Overview of the 2011 Dividend Calculation [archive]
 Basic Income News : India Basic Income Pilot Projects [archive]
« Allemagne : allocation citoyenne demandée par Dieter Althaus », article sur Wikinews
voir la modélisation complète sur www.allocationuniverselle.com 
http://capitalism3.com/ [archive]
http://onthecommons.org/about-commons-0 [archive]
 http://capanddividend.org/ [archive]
Philippe Van Parijs, Qu'est-ce qu'une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Le Seuil, 1991, pp. 211-239 (en particulier pp.211-216), « L'allocation universelle la plus élevée possible ».
 [L'allocation universelle par Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs], Alternatives économiques, mai 2005
 John Rawls, Théorie de la justice, « Le respect de soi-même comporte le sens qu’un individu a de sa propre valeur, la conviction profonde qu’il a que sa propre conception du bien, son projet de vie valent la peine d’être réalisés. ».
 interview [] de Yannick Vanderborght, rédacteur de L'allocation universelle 
 1 000 € pour chacun, du nourrisson au vieillard [archive], traduction d'une interview de Götz Werner
Marc de Basquiat,Rationalisation d'un système redistributif complexe : une modélisation de l'allocation universelle en France [archive] - réduction de la thèse en économie soutenue le 30 novembre 2011 à Aix-en-Provence, Janvier 2012
Groulx L-H., Revenu minimum garanti. Comparaison internationale, analyses et débats, Presses de l’Université du Québec, collection Problèmes sociaux et interventions sociales, 2005
Selon Yannick L’Horty, professeur d’économie à l’université d’Évry
Le mythe de la « trappe à inactivité » [archive], L'Humanité, 4 novembre 2000
Dominique Méda, Le Revenu de Solidarité Active en question [archive], La vie des idées, 24 avril 2008
Programme économique, Nouvelle donne sociale [archive], section Pour un revenu de liberté.
http://www.courrierinternational.com/article/2010/04/29/les-miracles-du-revenu-minimum-garanti [archive]
L’Immoralité de l'allocation universelle [archive], Alain Wolfesperger, professeur à Sciences Po.
 Derek Hum et Wayne Simpson, « A Guaranteed Annual Income? From Mincome to the Millenium », dans Policy Options Politiques, janvier-février 2001, p. 80 [texte intégral [archive] (page consultée le 14 mars 2012)] 
Mona Chollet et Thomas Lemahieu, « Revenu garanti, « la première vision positive du XXIe siècle » », dans Périphéries, décembre 2010 [texte intégral [archive] (page consultée le 14 mars 2012)] 
 Introduction au droit fiscal général et à la théorie de l'impôt p227, Michel Bouvier 2007, (ISBN 978-2275030968)
Pierre Rosanvallon, « Relégitimer l’impôt », Regards croisés sur l’économie, n° 1, mars 2007, pp. 16-26.
Philippe Van Parijs, Qu'est-ce qu'une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Le Seuil, 1991, pp. 214 (section « L'allocation universelle la plus élevée possible »). Van Parijs indique, en note, que « les atteintes à la dignité impliquées par un système de revenu minimal garanti impliquant pareils contrôles sont bien mises en lumière par François Ost », in « La théorie de la justice et le droit à l'aide sociale », section II.2, in Individualisme et justice sociale. À propos de John Rawls (C. Audard, J.-P. Dupuy et R. Sève éd.), Paris, Éditions du Seuil, 1988, pp.245-275
 http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=definitions/unite-consommation.htm [archive]
 Financement de l'allocation universelle [archive] selon Marc de Basquiat
Eduardo Matarazzo Suplicy (sénateur du PT-SP), Citizen’s Basic Income: The Answer is Blowing in Wind [archive], 2006
Voltaire, Intégrale de L'homme aux quarante écus [archive]
 Philippe Van Parijs, Qu'est-ce qu'une société juste? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Le Seuil, 1991, p.142
 Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, 1974, p.178 éd. originale, 223 trad. française, cité par Van Parijs, 1991, p.143
présentation du livre L'allocation universelle.
 Milton Friedman, Capitalisme et liberté, chap. 12
 The Lights in the Tunnel: Automation, Accelerating Technology and the Economy of the Future 
 Patrick Tucker, "The Postemployment Economy," [archive] The Futurist (September–October 2010)
extrait du programme des Verts [archive]
Programme d'Europe écologie aux élections européennes [archive]
Profession de foi d'Yves Cochet [archive] et Question débattue chez les Verts [archive]
Manifeste Utopia, Éd Parangon
Charte du Parti fédéraliste [archive]
. Il ne faut pas sauver le système des retraites [archive]
 Le projet citoyen — République Solidaire [archive]
 Le Figaro 30 septembre 2003 [archive]
 AIRE, revenudexistence.org [archive]
 Ignacio Ramonet, « L’aurore » [archive], Le Monde diplomatique, janvier 2000
« Garantir le revenu », Multitudes, n°8, 2002 [archive] et « Bioéconomie, biopolitique et biorevenu. Questions ouvertes sur le revenu garanti », Multitudes, n°27, 2007 [archive]
André Gorz, « Pour un revenu inconditionnel suffisant [archive] », 2002
 André Gorz, « Revenu garanti et postfordisme » [archive], Ecorev', 1er décembre 2006.
 André Gorz, « Penser l’exode de la société du travail et de la marchandise » [archive] Version PDF [archive], 25 septembre 2007.
Jacques Marseille, L'Argent des Français, Perrin, 2009
 Le revenu minimum de dignité : libéral et social à la fois [archive]
http://www.rhein-erft-spd.de/html/14275/welcome/Thema-GRUNDEINKOMMEN.html [archive]
 http://binews.org/2011/12/germany-pirate-party-endorses-basic-income-in-its-national-campaign/ [archive]
 Vivant : Programme général [archive]
http://www.belgium.be/fr/emploi/chomage/chomage_complet/allocations/ [archive]
 http://www.parlament.ch/F/Suche/Pages/geschaefte.aspx?gesch_id=20100422 [archive]
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BIEN [archive]
 http://le-revenu-de-base.blogspot.com/ [archive]
http://www.initiative-grundeinkommen.ch/content/home/ [archive]
http://www.lalettremensuelle.fr/spip.php?article3924&lang=fr364 [archive]
 http://www.noticiasdegipuzkoa.com/2011/10/03/sociedad/euskadi/bildu-propone-crear-una-renta-basica-de-ciudadania-universal-e-incondcional [archive]
Parti humaniste : Déclaration de principes [archive]
Researchers examine 'town without poverty' [archive], CBC, 5 décembre 2005
http://www.bastamag.net/article2056.html [archive]
 What is the Alaska's Permanent Fund [archive]
The permanent fund dividend [archive]
 KUWAIT: A Temporary, Partial basic income for Citizens Only [archive]
Basic Income Grant Coalition in Namibia [archive]
http://veryfinecommentary.tk/articles/the-slow-trickle/ [archive]

Bibliographie
Jean-Marc Ferry, L'Allocation Universelle : pour un revenu de citoyenneté, Cerf, 1995 (ISBN 2204052051)
François Blais, Un revenu garanti pour tous : introduction aux principes de l'allocation universelle, Boréal, 2001 (ISBN 2764600879)
Yannick Vanderborght, Philippe Van Parijs, L'allocation universelle, Éditions La Découverte, 2005 (ISBN 2707145262)
Antonella Corsani, « Quelles sont les conditions nécessaires pour l’émergence de multiples récits du monde ? Penser le revenu garanti à travers l’histoire des luttes des femmes et de la théorie féministe », in Multitudes, no 27, 2007 Quelles sont les conditions nécessaires pour l'émergence de multiples récits du monde ?
Yoland Bresson, « Une clémente économie ; Au-dela du Revenu d'existence », Éditions L'Esprit Frappeur, 2008 (ISBN 2844052339), [PDF] condensé en 74 pages
Baptiste Mylondo, « Un revenu pour tous ; Précis d'utopie réaliste », Éditions Utopia, collection controverses (ISBN 978-2-91-916001-3)
Liens externes sur internet.
(fr) Site du réseau Français pour le revenu de base
(fr) Association pour l'Instauration d'un Revenu d'Existence (AIRE), présidée par Yoland Bresson
(fr) Simulation de l'allocation universelle dans le cas de la France (2009), par Marc de Basquiat
(fr) allocation-universelle.be , plaidoyer et analyse normative pour l'instauration de l'AU en Belgique
(en) Basic Income Earth Network et son site d'information Basic Income News
(en) Basic Income Studies: An International Journal of Basic Income Research
(en) Catégorie Basic Income de l’annuaire dmoz
(fr) Justifications du revenu universel, par Gilbert Boss.
(en) Livre vert sur le revenu de base en Irlande, par Social Justice Ireland


vendredi 7 mars 2014

Enfin une analyse critique individualiste de Marx.

Ce texte de Denis Collin publié dans son blog philosophie et politique à partir d'un ouvrage de John Elster est particulièrement intéressant pour replacer Marx dans un contexte plus individualiste et donc moins collectif et coïncide tout à fait avec l'idée d'un nouveau paradigme économique reposant sur l'individu (et non les entreprises ou les ménages donc le marché) qui est propre à l'économie solidaire. Il nous a été envoyé par Bernard Drevon du club lyonnais Veblen, suite à une intervention du philosophe Denis Collin ce 27 février 2014.

A lire.

Jon Elster et l’interprétation analytique de Marx

Par Denis Collin • Marx, Marxisme • Lundi 03/03/2014 • 0 commentaires  • Lu 210 fois • Version imprimable 

Jon Elster dans Making sense of Marx (Karl Marx : Une interprétation analytique. Traduit de l’anglais par P.E. Dauzat, PUF 1989) se propose de donner une nouvelle interprétation de Marx à la lumière de la philosophie analytique. Transposé au domaine précis qui nous concerne, le propos de Jon Eslter viserait ainsi à récuser tout ce qui chez Marx renvoie à une sociologie « holiste » et à y substituer une interprétation qui ferait fonds sur l’individualisme méthodologique.

Il veut d’abord épurer la théorie marxienne de toute la terminologie « collectiviste ». Marx en effet parle de la classe ouvrière, du capital, de la bourgeoisie et ces termes sont employés comme des sujets, grammaticalement pensons-nous, mais aussi effectivement affirme Elster. A la place ncerne, le propos de Jon Eslter viserait ainsi à récuser tout ce qui chez Marx renvoie à une sociologie « holiste » et à y substituer une interprétation qui ferait fonds sur l’individualisme méthodologique.

Il veut d’abord épurer la théorie marxienne de toute la terminologie « collectiviste ». Marx en effet parle de la classe ouvrière, du capital, de la bourgeoisie et ces termes sont employés comme des sujets, grammaticalement pensons-nous, mais aussi effectivement affirme Elster. A la place de la classe ouvrière, Elster propose de mettre l’ouvrier Pierre ou l’ouvrier Paul. Nominalisme de bon aloi, conforme à une certaine inspiration de Marx dans les « textes de jeunesse » (Idéologie Allemande, La Sainte famille). Cependant, nous ne pouvons parler qu’avec des termes généraux ; difficulté que Aristote avait déjà soulevée. Ce n’est pas le fait d’employer, souvent comme métaphore, des termes génériques qui fait de Marx un « collectiviste méthodologique ». Ce qui en ferait un « collectiviste méthodologique », ce serait qu’il considère l’existence d’une «essence classe ouvrière» antérieurement à l’existence d’individus contraints pour vivre de vendre leur force de travail. Or sur ce plan, les indications de Marx sont sans équivoque : il sait très bien et le répète que ce n’est pas la classe ouvrière qui vend sa force de travail à la classe bourgeoise mais bien l’ouvrier individuel au capitaliste et c’est précisément la formation de capitalistes collectifs (par exemple dans les sociétés par action) qui fournit les prémisses objectives du socialisme.
Mais la thèse de l’individualisme méthodologique doit elle-même être soumise à la critique ; même si on admettait que la critique de Elster porte juste et qu’on doive imputer à Marx une sociologie de type durkheimien, la thèse de l’individualisme méthodologique n’est pas pour autant moins abstraite. Dès que Elster, comme tous les sociologues, produit une théorie sociale, ce n’est plus l’ouvrier Paul ou l’ouvrier Pierre, ce n’est plus cet homme que je connais, qui habite à deux pas de chez moi, c’est l’ouvrier X, l’individu ouvrier en général qui est supposé. Dans la théorie sociale, ce ne sont pas les ouvriers vivants qui sont le sujet, mais le concept d’ouvrier individuel, ce qui est tout aussi abstrait, tout aussi général, tout aussi peu substantiel que la « classe ouvrière ». Les termes « supposent » mais ne signifient pas jamais directement, ainsi que le dit Guillaume d’Occam. Le terme « ouvrier » ne signifie jamais clairement l’ouvrier Paul ou l’ouvrier Pierre avec qui je parle en ce moment. Il «suppose» pour l’ouvrier Paul que je vois devant moi, aussi bien que pour l’ouvrier « générique ». Comme le cheval aristotélicien suppose également pour le cheval et pour la «cabaléité », l’ouvrier marxien renvoie au prolétaire individuel, à ceux que fréquente Marx dans les réunions de l’Association Internationale des Travailleurs, aussi bien qu’au prolétariat en général, à « l’ouvrièrité », si l’on ose dire. L’individualisme méthodologique pourrait bien s’avérer tout aussi métaphysique que le holisme qu’il est censé combattre, en ceci que son individu n’est au fond qu’un prédicat mais n’est pas et ne peut pas être l’individu concret.
Ce n’est pas parce qu’on lie cet individualisme méthodologique à l’utilitarisme plus ou moins rénové par la théorie des jeux et à la rationalité imparfaite qu’on sort de ces apories. On peut opposer la théorie des jeux et de la rationalité imparfaite à une sociologie marxiste de la lutte des classes, ces deux théories se situent du point de vue de l’épistémologie sur le même plan et s’inscrivent dans l’opposition plus générale des conceptions holistes et des conceptions individualistes[1]. C’est un débat qui n’a pas attendu la philosophie analytique moderne pour être posé, et qui risque bien d’être sans solution, ou plutôt nous conduire à admettre les deux approches : le holisme et l’individualisme donnent chacun un certain type de description de la réalité sociale, que le spécialiste des sciences sociales utilisera tour à tour suivant ses besoins. Et dans ce débat Marx ne prend pas partie ; les textes de Marx peuvent même justifier l’un ou l’autre, suivant les cas.
Pour Marx, il faut tout à la fois partir de l’individu et des relations sociales dans lesquelles il est enserré. A cela il avance une raison de fond : l’individu, qui apparaît comme le point de départ historique dans les robinsonnades, est aussi, en réalité, le point d’arrivée dans la société dominée par les rapports de production capitalistes. Car
Plus nous remontons dans l’histoire, plus l’individu – et par suite l’individu producteur également – apparaît comme un être dépendant d’un ensemble plus grand ;[2]
Autrement dit l’individu n’est pas toujours le même et surtout il n’est pas toujours individualisé selon les mêmes modes, suivant les périodes historiques et les configurations singulières des rapports sociaux. L’individualisme méthodologique devrait être pratiqué aussi bien en synchronie qu’en diachronie. Il s’agit donc quand on parle d’individu de spécifier historiquement cet individu. C’est toujours un individu déterminé, un individu social, non un atome isolé se suffisant à lui-même. L’individualisme méthodologique présuppose un système d’explications intentionnelles ou une théorie des choix rationnels. Or, quels que soient les raffinements que les modernes ont pu lui apporter, ce système d’explication était déjà connu de Marx puisqu’il est le système d’explication des utilitaristes. Pour comprendre comment se pose effectivement du problème de l’individualisme méthodologique chez Marx, il suffit de considérer la manière dont il analyse l’utilitarisme, aussi bien en 1845 dans L’Idéologie Allemande que dans le livre premier du Capital. L’utilitarisme ramène toute production, toute activité, toute démarche intellectuelle à l’utilité pour l’individu ou pour la collectivité (ce qui est plus obscur). C’est incontestablement tout à la fois une certaine forme d’atomisme social et de matérialisme. Marx reconnaît que l’utilitarisme chez Hobbes, Locke ou les matérialistes français (d’Holbach, Helvétius) présentait une avancée pour la pensée. Cependant, cette avancée n’est vraie qu’à une certaine phase historique. Ainsi :
La théorie de d’Holbach est l’illusion philosophique, historiquement justifiée, que l’on peut nourrir au sujet de la bourgeoisie naissante en France, dont la joie d’exploiter pouvait encore être interprétée comme la joie éprouvée devant le plein épanouissement des individus..[3]
Dans le chapitre cité ci-dessus de L’Idéologie Allemande, Marx étudie précisément la transformation de l’utilitarisme en une simple apologie de l’ordre établi. Car le fond de la question peut être défini assez simplement :
Vouloir dissoudre l’ensemble des relations diverses entre les hommes dans l’unique relation d’utilité peut paraître une niaiserie, une abstraction métaphysique ; en vérité celle-ci s’explique par le fait qu’au sein de la société bourgeoise moderne toutes les relations sont pratiquement subordonnées à une seule relation abstraite, celle de la monnaie et du vil trafic.[4]
L’utilitarisme n’est pas vrai ou faux ; ça dépend des périodes historiques. Mais ce qui est important c’est ramener la théorie à son fondement social. L’utilitarisme à certains moments s’est rempli d’un contenu scientifique – avec Locke, qui ouvre la voie à l’économie politique – mais il est en même temps l’idéologie des rapports capitalistes développés. C’est justement à cette dimension idéologique que se réduit l’utilitarisme avec Bentham, « le lieu commun raisonneur », « la sottise bourgeoise poussée jusqu’au génie »[5]. Or ce que font les individus ne s’explique ni uniquement par l’utilité, ni par la «nature humaine» mais bien par les rapports sociaux et les conditions générales dans lesquelles ils agissent, lesquels sont à leur tour des produits de l’activité humaine. Ainsi, pas plus que le «principe d’utilité», l’intention de l’individu ne peut être la base de la science sociale.
Il n’entre pas dans notre propos de faire une critique détaillée de l’intentionnalisme qui sous-tend le travail de Jon Elster ; Jean-Jacques Lecercle[6] a montré que cette méthode impliquait des suppositions fort problématiques en ce qui concerne le langage. Il faut cependant noter que Elster, finalement, revient par cette réduction de l’action de l’individu à cette seule « relation abstraite » de la société bourgeoise. Certes, Jon Elster prend de nombreuses précautions. Il met en garde contre un « réductionnisme prématuré » ; il admet que dans un certain nombre de cas, il soit difficile de réduire un phénomène complexe à des intentions individuelles atomiques et que, par conséquent, on doive se contenter temporairement d’explications de type « boîte noire ». Cependant il n’autorise pas Marx à recourir à ce type d’explications temporaires, même si Jon Elster a dû reconnaître que L’Idéologie Allemande fonde une conception profondément individualiste et anti-téléologique. Ainsi Jon Elster reproche-t-il à Marx cette tirade contre ceux qui, à l’instar de Ricardo, considèrent que la concurrence est le fondement du capital :
La domination du capital présuppose la libre-concurrence tout comme le despotisme impérial à Rome présupposait le principe du libre «droit privé» romain. Aussi longtemps que le capital est faible, il recherche encore lui-même les béquilles des modes de production disparus ou en voie de disparition à la suite de son apparition. Dès qu’il se sent fort, il jette les béquilles et se meut suivant ses propres lois. Dès qu’il commence à se ressentir lui-même comme obstacle à son propre développement et à se savoir tel, il se réfugie dans des formes, qui, tout en semblant parachever la domination du capital en réfrénant la libre concurrence , sont en même temps les messagers de sa dissolution et la dissolution du mode de production capitaliste qui repose sur lui. Ce qui est dans la nature du capital est simplement posé hors de lui réellement, comme nécessité extérieure par la concurrence qui n’est rien que ce par quoi les capitaux en tant que pluralité s’imposent les uns aux autres ainsi qu’à eux-mêmes les déterminations immanentes du capital.[7]
Jon Elster voit en ce passage l’expression la plus explicite du «collectivisme méthodologique» et oppose à cette méthode celle de John Roemer,
consistant à faire naître les rapports de classe et le rapport capitaliste des échanges entre individus diversement dotés dans un cadre concurrentiel.[8]
Avant d’aller plus loin, notons que dans l’édition française du livre de Jon Elster, ce passage est cité d’après l’édition de Jean-Pierre Lefebvre des Grundrisse. Or, cette traduction semble différer de celle de Maximilien Rubel[9] ou de celle de Roger Dangeville[10] sur un point important. Là où l’édition Lefebvre dit «La domination du capital présuppose la libre-concurrence», Rubel traduit «Le règne du capital est la condition de la libre concurrence» et, dans le même esprit, Dangeville traduit «La domination du capital est la prémisse de la libre-concurrence». Autrement dit, la traduction Lefebvre, telle qu’elle est citée dans l’édition française du livre de Jon Elster, paraît contredire explicitement le propos de Elster puisque, le début de la citation de Marx affirme, dans cette traduction, très exactement ce que Elster recommande, en opposition au «collectivisme méthodologique», à savoir faire naître le capital de la concurrence ! Le traducteur de Jon Elster ne s’est pas avisé de ce quiproquo qui rend une partie du raisonnement de Elster incompréhensible et transforme le propos de Marx en un propos incohérent.
Il faut reconnaître que l’ensemble du passage n’est pas de la plus grande clarté. Il y a d’abord un problème de traduction qui recoupe un problème théorique important. Michel Vadée a clairement montré la nature de ce problème[11]. Le terme de « Voraussetzung », de présupposition, doit être compris en son sens précis hégélien, et selon Michel Vadée, les traductions françaises par « condition » affadissent ce sens. Présupposer, c’est poser. C’est bien ce que Marx explique dans tout le passage cité par Jon Elster. Le capital dans son développement pose libre concurrence comme la présupposition de son propre développement puisque la libre concurrence est la forme adéquate du procès de production capitaliste. Ce qui n’empêche pas le capital encore faible de s’appuyer sur les béquilles des anciens modes de production ; quant au capital déclinant il va chercher à freiner la libre concurrence.
Ce que Marx expose dans ce passage, dans le langage de la dialectique hégélienne, c’est, nous semble-t-il, la nécessité de ne pas confondre ordre historique et ordre logique, ordre des catégories telles qu’elles s’enchaînent dans le processus d’exposition et ordre réel de leur genèse historique. Car, si on se place sur le plan de l’ordre historique, c’est bien la traduction de Rubel ou de Dangeville qui porte le moins à confusion, quand on se réfère non seulement à tout ce que Marx écrit de la genèse du mode de production capitaliste dans Le Capital, mais aussi au contexte même de cet extrait dans lequel Marx souligne le caractère historique du mode de production capitaliste. En effet, pour Marx, le capital ne naît pas de la libre concurrence entre les individus, mais c’est bien au contraire la domination du capital qui rend possible la libre concurrence. Donc la libre concurrence n’est pas une condition du capital, mais c’est bien le capital qui est une condition (Voraussetzung) du développement de la libre concurrence. La traduction de Roger Dangeville qui parle de « prémisse » ou de condition logique est parfaitement claire. S’agit-il pour autant d’un « collectivisme méthodologique» ? A notre avis, le «collectivisme méthodologique» n’a rien à voir ici. Marx évoque la genèse, le développement et le déclin historique du mode de production capitaliste. La question peut donc se poser très simplement : le mode de production capitaliste est-il né de la libre concurrence, autrement dit l’économie de marché médiévale contenait-elle en elle-même le mode de production capitaliste moderne ? A cette question, Marx répond « non » avec la plus grande clarté, tout comme le fera un siècle plus tard Fernand Braudel[12], à l’inverse de nombreux marxistes qui voient dans le boutiquier ou le paysan indépendant un capitaliste en puissance. Savoir si le capitalisme «présuppose» la libre concurrence ou s’il en est la « condition », c’est une question qui n’a pas de solution purement méthodologique, mais surtout une solution historique. Ce qui, du reste, est assez simple à comprendre pour qui s’intéresse un peu à l’histoire économique. On sait le rôle décisif des monopoles du commerce lointain (par exemple la Compagnie des Indes orientales) ou de la grande propriété foncière dans le développement du mode de production capitaliste. On peut également noter que, sur le marché mondial, les capitalistes sont favorables à la libre concurrence quand ils ont des chances sérieuses de l’emporter et se montrent aisément protectionnistes dans le cas inverse – comparons par exemple l’attitude de l’Allemagne en train de se faire sous Bismarck à l’attitude de l’Allemagne actuelle, deuxième puissance économique mondiale. Or c’est bien sur cette arène mondiale que se constitue le mode de production capitaliste et non dans la libre concurrence des producteurs de choux-fleurs sur le marché hebdomadaire d’une petite ville de province. Une fois acquis cet aspect historique de la génèse du mode de production capitaliste, il reste que « la libre concurrence est la forme adéquate du mode de production capitaliste » et que le capital sous sa forme la plus pure s’exprime dans la libre concurrence et par conséquent les freins à cette dernière sont les « messagers » qui annoncent la dissolution du mode de production capitaliste. Et c’est aussi pourquoi « Le Capital » qui veut exposer le mode de production capitaliste « pur » ne commence pas par la genèse historique concrète du capital mais par la marchandise et par l’échange qui « présuppose » la libre concurrence. Les difficultés du passage incriminé nous semblent ainsi levées. Loin de prouver que Marx cède aux sirènes du « collectivisme méthodologique », ce passage des « Grundrisse » montre surtout que la pensée de Marx n’a pas encore atteint la précision et la fermeté du « Livre I » du Capital et que le vocabulaire hégélien obscurcit l’analyse de Marx et favorise les quiproquos.
Nous pouvons noter que Jon Elster ne s’intéresse pas à l’aspect historique ni aux questions de faits, vérifiables par une voie purement empirique. Il renvoie le lecteur aux analyses de Roemer qu’il développe à plusieurs reprises. Or le but de Roemer n’est nullement de savoir qui, du capital ou de la libre concurrence, est la présupposition de l’autre, mais de construire un modèle théorique qui permette d’expliquer le fonctionnement du mode de production capitaliste en partant de la concurrence entre les individus, ce qui n’est pas du tout la même chose[13]. Quand Marx parle de concurrence, le plus souvent il s’agit de la concurrence entre les capitaux, laquelle n’est nullement identifiable à la concurrence entre les individus. Ou plus précisément, c’est seulement dans le mode de production capitaliste que la concurrence entre individus – les compétitions, les rivalités aussi vieilles que l’humanité – peut sembler s’identifier à la compétition entre les capitaux[14]. Quand Jon Elster s’appuie sur les analyses de Roemer[15], il oublie que les analyses de Roemer supposent elles-mêmes la domination du mode de production capitaliste. Son « modèle simple de l’exploitation marxienne » considère « une société qui regroupe de nombreux producteurs produisant un bien : du blé »[16] et tente de montrer comment les différences de techniques entre ces divers producteurs et les différences de dotations initiales de chacun des producteurs permettent d’expliquer le mécanisme de l’exploitation capitaliste. Il faut remarquer que Marx lui aussi a analysé une société composée de nombreux producteurs de blés, une société ayant réellement existé et non une société théorique : il s’agissait de la paysannerie anglaise, la yeomanry qui a été détruite de la manière la plus violente – et non par des procédés purement économiques – pour permettre la domination du capital. La réalité historique ne se plie pas facilement à la modélisation de l’individualisme méthodologique.[17]
En réalité, il nous semble que le procès Elster contre Marx sur la question de l’individualisme méthodologique est un mauvais procès. La considération théorique fondamentale de l’individu vivant qui est la base de la pensée marxienne ne contredit nullement des explications partielles «holistes» ou «systémiques» dès lors qu’il s’agit non de revenir à chaque fois au fondement mais de présenter un résumé, une vue d’ensemble. Si Jon Elster ne parvient pas toujours à retrouver l’individu dont Marx parlait dans l’Idéologie Allemande, dans les analyses ultérieures, ce n’est pas que Marx ait changé de point de vue, qu’il soit passé de l’individualisme méthodologique au collectivisme méthodologique. C’est que ce que Elster s’attend à voir ne figure pas dans la problématique marxienne. Quand Marx en 1845 parle de l’individu, c’est l’individu vivant, saisi de manière subjective, disent les Thèses sur Feuerbach. Or Elster s’attend à voir surgir l’individu-type du modèle « marché concurrentiel » de la théorie des jeux. Mais, justement Marx montre que cet individu-type, cet atome social, n’est que la vision limitée que les savants bourgeois ont du fonctionnement de l’économie. Dans le rapport de production capitaliste, l’ouvrier se dépouille de sa puissance personnelle qui est transformée en puissance du capital, ce que Marx appelle aliénation, «pour être compris des philosophes». Mais ce processus est représenté sous la forme d’un contrat libre en individus sur un marché libre – l’ouvrier vient sur le marché du travail vendre sa marchandise force de travail comme le marchand de pommes vient vendre ses pommes et le marchand de chapeaux ses chapeaux. Mais cette représentation est un renversement de la situation réelle puisque ce libre contrat dissimule un rapport d’oppression et de violence dont Marx dit à plusieurs reprises qu’il est pire que l’esclavage. Là encore, pour comprendre ce dont il est question dans Le Capital, il ne faut pas se contenter des schémas théoriques, mais aussi étudier attentivement les analyses historiques, telles que celle de l’accumulation primitive. Contre les «manuels béats» de l’économie politique, Marx rappelle que
dans l’histoire réelle, c’est la conquête, l’asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale qui ont joué le grand rôle.[18]
Il faut admettre, avec Marx, que l’expropriation du travailleur indépendant, l’anéantissement de la propriété privée fondée sur le travail personnel n’ont pas été des processus économiques explicables en termes de calcul rationnel des individus, mais bien une histoire «écrite dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles».[19]
Le choix de Jon Elster d’épurer Marx de toute «métaphysique» et de tout ce qu’il considère comme du hégélianisme le conduit à rejeter quelques uns des principes fondamentaux de la théorie marxienne. Ainsi est-il conduit à dénier toute valeur à la théorie de la valeur-travail. Il considère que cette théorie est une
tentative de Marx pour appliquer la distinction hégélienne entre essence et manifestation à la vie économique, notamment aux rapports entre les valeurs et les prix.[20]
Or
cette application n’aboutit à rien.[21]
Il y a ici une double méprise. D’abord en tant que telle la théorie de la valeur-travail n’est pas une théorie propre à Marx. Elle est reprise pratiquement sans modification Smith et surtout de Ricardo. Ce n’est donc pas une «distinction hégélienne». Ce qui est l’apport propre de Marx à cette théorie, ce qui distingue fondamentalement Marx de Ricardo réside en ceci : ce que l’ouvrier vend au capitaliste, c’est non son travail mais sa force de travail. Le salaire n’est que le prix de la force de travail transformée en marchandise et c’est précisément parce qu’il n’avait pas vu ce « détai l» que Ricardo confond valeur et coût de production. Mais cette légère correction que Marx d’ailleurs mettra assez longtemps à formuler – ainsi dans le polémique contre Proudhon, l’ouvrier est encore censé vendre son travail – est l’élément central de la critique marxienne de l’économie politique.
Pour Elster, cette théorie n’est pas opératoire car elle butte sur l’hétérogénéité du travail et l’impossibilité d’effectuer l’opération consistant à ramener le travail complexe au travail simple. Or Jon Elster confond ici deux catégories qui ne sont absolument pas confondues chez Marx : le travail réel et le travail social. Le travail réel est le travail tel qu’il est vécu par l’individu, le travail qui demande certaines aptitudes et une habileté déterminée, une dépense d’énergie, une souffrance, une coordination précise entre la main et le cerveau, le travail donc particulier qui est l’activité produite par le besoin. Le travail social au contraire est une abstraction ; il n’apparaît que dans les relations entre les individus et comme résultat de ces relations. Un travail réel donné n’est « validé » comme travail social que pour autant que le produit de ce travail ait trouvé acheteur, c’est-à-dire ait une valeur d’usage pour les autres individus. Cette confusion entre le travail réel et le travail social (ou encore la valeur d’usage et la valeur d’échange devenues valeur d’utilité) est le propre de toutes les écoles marginalistes postclassiques.
La réduction du travail complexe au travail simple que Elster ne parvient pas à accomplir, les « managers » capitalistes, en hommes de pratique, la réalisent tous les jours. Quand ils comparent les durées nécessaires pour produire une automobile en France et au Japon, ils réduisent d’un seul coup des quantités énormes de travaux plus ou moins complexes et tous particuliers à une pure durée de travail et savent également en conclure que, puisque les prix doivent être peu ou prou proportionnels aux temps de travail incorporés dans les produits, autrement dit aux valeurs, il faudra que celui qui dépense plus de temps que le temps social moyen fasse quelques «gains de productivité». Un économiste peut certes se passer de la valeur-travail. Il peut observer la formation des prix sur le marché grâce aux théories marginalistes. C’est ainsi que Elster écrit :
La théorie de la valeur-travail échoue puisque ce concept ne peut nous être d’aucune utilité[22].
Pour reprendre une comparaison de Marx, on peut aussi dire que pour expliquer le mouvement apparent du soleil autour de la terre, la cosmologie galiléenne n’est d’aucune utilité ; le système de Ptolémée amélioré par Tycho Brahé y parvient tout à fait. Jon Elster, en effet, montre que l’on peut expliquer les mêmes phénomènes économiques en faisant abstraction de la théorie de la valeur-travail. On peut en effet « faire comme si » la valeur-travail n’était d’aucune utilité : elle n’est d’aucune utilité mathématique directe puisque les quantités mesurables dans la sphère de la circulation sont les prix et sans doute est-il vrai que le fameux problème de la conversion des valeurs en prix n’a pas trouvé de réponse réellement satisfaisante. Or la sphère de la circulation n’est qu’un aspect, ni secondaire, ni dérivé, mais seulement partiel  du mode de production capitaliste. L’objet de l’économie politique, si celle-ci veut être une science, se situe dans l’unité de la sphère de la production et de la sphère de la circulation ou encore dans l’unité de la production et de la consommation. La circulation a pour les économistes un avantage épistémologique puisque cette sphère est immédiatement identifiée dans les concepts utilisés par les individus qui échangent des marchandises ou qui croient vendre leur travail. Les individus réels n’y apparaissent que sous les espèces du consommateur tandis que le producteur est réduit au rôle de facteur travail au côté du facteur capital. Quant à l’ouvrier en tant que producteur, il n’entre dans ce circuit que comme vendeur de travail, une sorte de prestataire de service, évacuant ainsi la double subordination (formelle et réelle) du travailleur au capitaliste qui constitue l’objet des analyses du «Capital». Mais si on se refuse à ces réductions – qui peuvent être parfois utiles mais bien souvent n’ont qu’un caractère apologétique – la théorie de la valeur reste le modèle théorique à partir duquel on peut comprendre le mode de fonctionnement global du mode de production capitaliste mais aussi s’ordonnent les stratégies des capitalistes.
Mais ceci n’est qu’un premier aspect. La théorie marxienne de la valeur a son point de départ dans cette thèse : la transformation de l’argent en capital, ou la transformation de l’homme aux écus en capitaliste se passe dans la sphère de la circulation et ne s’y passe pas ou plus exactement s’y passe en cachant d’autant mieux que c’est ailleurs que se passent les choses sérieuses ; et ceci parce que cette transformation n’est possible que si l’homme aux écus trouve en face de lui un vendeur de force de travail. Or
En tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail réalisé en elle. Mais elle n’existe en fait que comme puissance ou faculté de l’individu vivant.[23]
Il faut que des conditions historiques déterminées aient été réunies qui aient fait apparaître cette marchandise «force de travail». La force de travail n’est pas n’importe quelle marchandise ; elle est une marchandise bien particulière, une marchandise qui représente l’aliénation de l’individu, au sens juridique du terme, mais aussi au sens philosophique. En vendant sa force de travail, l’ouvrier n’est pas dans la même situation que celui qui vend une aune de toile ou un habit. Il se vend lui-même, il s’objective, en transformant sa «puissance personnelle» en une force de production. Les économistes peuvent faire des équations dans lesquels le salaire n’apparaît que comme une quantité d’argent correspondant en fait à une prestation de service, ces équations ne rendent aucun compte de cette réalité fondamentale. Marx ne se soucie pas de l’économétrie ou plus exactement il s’intéresse à ce que la mesure économique masque, c’est-à-dire les rapports sociaux, la situation des individus. Sa réflexion est entièrement orientée autour du devenir de cette puissance de l’individu vivant. Dans les rapports capitalistes cette puissance ne se réalise qu’en s’objectivant et en devenant la propriété du capitaliste alors qu’elle devrait pouvoir réaliser librement toutes ses potentialités. Inversement le travail salarié, tout à la fois augmente de façon prodigieuse de la puissance de la société en dépouillant les individus de toute puissance.
Autrement dit la théorie de la valeur-travail est incompréhensible si elle n’est pas reliée à une théorie de l’exploitation et donc à une théorie des rapports sociaux qui rende compte des rapports de domination. Or Jon Elster refuse ce dernier point. Pour lui, rien ne prouve que «l’exploitation soit une condition de possibilité du profit»[24] et il résume le problème ainsi :
le profit, l’intérêt et la croissance économiques sont possibles uniquement parce que l’homme peut exploiter des sources extérieures de matière première et d’énergie.[25]
Il est remarquable qu’en posant ainsi la question du profit Jon Elster ramène toutes les catégories économiques à un pseudo-fondement naturel, à un rapport immédiat de l’homme et de la nature. Il n’y a plus de rapports sociaux ! Alors que Marx montre précisément, à partir de L’Idéologie allemande que les rapports entre les hommes et la nature ne sont pas des rapports immédiats, mais qu’au contraire ces rapports nécessitent la médiation d’une organisation de la vie sociale des individus, laquelle se manifeste clairement sous la forme de la division du travail, à l’inverse, en posant que toutes les catégories de l’économie reposent sur ce rapport immédiat de l’homme pouvant exploitant des ressources naturelles, Jon Elster retourne aux robinsonnades, si vigoureusement dénoncées par Marx, et fait des rapports sociaux, une couche superficielle secondaire, ce qu’exprime bien ceci :
Pour nous résumer, l’aptitude de l’homme à exploiter l’environnement rend possible un surplus au-delà de n’importe quel niveau donné de consommation. Que ce surplus doive être ou non consacré à augmenter la consommation ouvrière, la consommation capitaliste ou l’investissement est une toute autre question sans rapport avec celle de la «source ultime des profits».[26]
Par un renversement spectaculaire, l’individualisme méthodologique vient donc de faire disparaître les individus particuliers qui exploitent «l’environnement» pour le plus grand profit d’autres individus. On n’a plus affaire qu’à une vague «aptitude de l’homme à exploiter l’environnement» dont la vis dormitiva est censée expliquer l’essentiel des mécanismes de la croissance et du profit. En outre la naturalisation de l’économie est toujours plus ou moins liée au principe de la transformation des lois économiques historiques en lois naturelles, transformation qui, pour Marx, est le trait caractéristique de l’idéologie véhiculée par l’économie politique classique.
Autrement dit, de quelque manière qu’on aborde l’analyse de Jon Elster, on peut conclure d’une part que les reproches adressés à Marx de n’avoir pas été fidèle au paradigme individualiste exposé dans l’Idéologie Allemande ne sont pas fondés et que, bien au contraire, c’est l’individualisme de Jon Elster qui doit être questionné puisqu’il implique la substitution d’individus abstraits, «méthodologiques» pourrait-on dire, aux individus concrets et vivants et retourne au naturalisme avec quoi précisément Marx rompt dans L’Idéologie Allemande. Marx ne subsume pas l’individu sous un sujet collectif ; l’individu agissant reste la réalité fondamentale, mais il n’est pas une réalité indépendante mais une réalité connectée à d’autres individus de telle sorte que
les individus se trouvent en face de leurs propres échanges et de leur propre production comme devant un rapport objectif avec lequel ils n’ont aucun lien réel.[27]
Or cette connexion des individus à l’ensemble ne doit pas être posée comme un rapport naturel :
il est absurde de concevoir ces liens purement matériels comme issus de la nature, inséparables de la nature de l’individualité et immanents à celle-ci  par contraste avec le savoir et la volonté réfléchis. Ils appartiennent à une phase déterminée du développement individuel.[28]
Faire abstraction des conditions historiques déterminées du développement de l’individu pour présenter indépendant comme atome de l’organisation sociale, c’est oublier ce qu’est l’individu, un sujet qui se définit dans des conditions précises, conditions qui lui apparaissent comme des contraintes objectives précisément dans la mesure où il n’a pas encore les moyens de s’en affranchir.
Notre critique de Jon Elster n’est pas une critique générale et indifférenciée de « l’individualisme méthodologique ». Ce que nous contestons, ce sont, en premier lieu, les inconséquences d’un certain individualisme méthodologique qui ne part pas des individus dans leur singularité mais au contraire réduit tous les individus à l’exemplaire de « l’agent économique » – parfaitement ou imparfaitement rationnel, c’est ici secondaire – de l’économie libérale. C’est, en second lieu, l’imputation à Marx de positions holistes alors même qu’il développe des thèses individualistes conséquentes.
On peut cependant objecter qu’un individualisme qui refuse de considérer la réalité de l’individu isolé, qui ne conçoit l’individu que dans ses relations avec d’autres individus, n’est pas un individualisme mais au contraire un holisme, si le holisme consiste à dire que l’individu n’existe pas en dehors des relations dans lesquelles il est inséré. Selon nous, Marx n’est pas holiste, précisément parce que l’individu n’est pas réductible à ce noeud d’un réseau de relations. L’individu reste un individu parce que justement, si d’un côté il ne peut exister sans ce milieu social dans lequel il est immergé, d‘un autre côté il n’est pas réductible à un produit de ce milieu. Il existe par lui-même, de manière totalement singulière et irréductible. D’un certain point de vue, on peut noter chez Marx une évolution qui exprime non pas un affaiblissement de cet individualisme mais au contraire son renforcement. Ainsi dans l’Idéologie Allemande, Marx, dans passage bien connu, affirme que :
La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence dépend, en premier lieu, de la nature des moyens d’existence tout trouvés et à reproduire. Ce mode de production n’est pas à envisager sous le seul aspect de la reproduction de l’existence physique des individus. Disons plutôt qu’il s’agit déjà, chez ces individus, d’un genre d’activité déterminé, d’une manière déterminée de manifester leur vie, d’un certain mode de vie de ces mêmes individus. Ainsi les individus manifestent-ils leur vie, ainsi sont-ils. Ce qu’ils sont coïncide avec leur production, avec ce qu’ils produisent aussi bien qu’avec la façon dont ils la produisent. Ainsi ce que sont les individus dépend des conditions matérielles de leur production.[29]
On a lu ce passage, le plus souvent, d’une manière réductrice : les individus ne pas autre chose que les individus d’un mode de production donné. « Ce qu’ils sont coïncide avec leur production » : n’est-ce pas faire disparaître l’individu comme sujet ou comme substrat fondamental de la société humaine ? Dans « Capital », Marx, vingt ans plus tard, désigne un substrat de l’individu, irréductible au mode de production :
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent.[30]
En acte l’individu est ce qu’il manifeste dans un mode de production déterminé. Mais en puissance, il est un ensemble de facultés qui n’ont pas un caractère historique, il possède une « nature » faite de facultés qui sommeillent et qui sont mises en mouvement dans le procès de production. Et c’est précisément le communisme qui doit permettre la libération de toutes les facultés qui sommeillent dans l’individu.
Autrement dit, c’est la différence entre la puissance et l’acte qui permet de concilier, d’une part, le principe individualiste qui fait de l’individu vivant le fondement ontologique de la « société » et, d’autre part, l’idée que l’individu en acte, l’individu connu empiriquement, est un individu déterminé, enserré dans un réseau de relations sociales. Le renversement opéré dans « L’Idéologie Allemande », dans la mesure où il n’est encore que le renversement formel de la philosophie spéculative, ne pose l’individu comme fondement concret que formellement. Ce n’est encore qu’un renversement spéculatif de la philosophie spéculative. La solution réelle du problème posé dans « L’Idéologie Allemande » n’est ainsi donnée que dans « Le Capital ». D’une part, la « société » ou plutôt les rapports sociaux peuvent être considérés comme objets de la science et donc l’individu n’y apparaîtrait alors que comme noeud de relations sociales, comme terme d’un rapport, et d’autre part, la réalité que décrit cette science n’est jamais considérée comme la réalité ultime, c’est une réalité qui n’est qu’une expression de la puissance des individus. L’articulation de l’individualisme et du « holisme » peut ainsi être saisie comme articulation entre niveaux de réalité ontologiquement différents.


[1] voir sur cette question les travaux de Louis Dumont, par exemples les « Essais sur l’individualisme »..
[2] Introduction Générale à la Critique de l’Economie Politique - PL1 page 236
[3] L’Idéologie Allemande - PL3 page 1299
[4] L’Idéologie Allemande - Pléaide Œuvres 3 page 1297
[5] voir Capital I,XXIV,5 PL1 pages 1117 et 1118.
[6] Jean-Jacques Lecercle : L’individualisme méthodologique et la question du langage : une lecture d’Elster - Revue "Pour Marx" n°7 - 1990 (PUF)
[7] Grundrisse volume 2 - Cité dans l’édition 1980 des « Editions Sociales » (page 143).
[8] Jon Elster op.cit. page 22
[9] Principes d’une critique… (Grundrisse…) PL2 page 295
[10] Grundrisse.. Chapitre du Capital (volume 3 de l’édition) 10/18 page 261
[11] Michel Vadée op.cit. page 126
[12] voir Fernand Braudel : Civilisation matérielle, économie, capitalisme (op.cit.). Fernand Braudel situe le capitalisme comme une sphère particulière, située au dessus du marché et de la «libre concurrence». C’est au contraire à partir des monopoles ­ de fait ou de droit (comme la Compagnie des Indes) que se développe le capitalisme. Braudel écrit  : «les lois du marché n’existent plus pour les grandes entreprises (tome 2 : les lois de l’échange page 197). Le rôle du commerce lointain est ainsi décisif parce qu’il s’agit précisément de sphère où la concurrence peut être contournée. Si on compare les analyses de Braudel avec celles de Marx concernant l’accumulation primitive, on verra que la distance n’est pas énorme, et que, sur ce point comme sur les autres, ce qu’a écrit véritablement Marx est très éloigné de la vulgate marxiste. Ainsi, si bien des artisans et des marchands ont pu être des «capitalistes en herbe», Marx insiste sur le fait que cette marche «naturelle» se faisait à pas de tortue, et que ce qui a donné l’impulsion décisive au mode de production capitaliste, ce fut le capital commercial et le capital usuraire, formes de capitaux qui ont prospéré sous toutes sortes de régimes sociaux. (cf. Capital I,viii, 31 Pléaide, Œuvres 1 page 1211 et sq.)
[13] Nous reviendrons (cf.infra) sur le rôle spécifique des modèles et sur la nécessaire distinction entre modèle et théorie. Les modèles sont des auxilliaires de la théorie mais jamais la théorie elle-même.
[14] La suite du passage analysé par Jon Elster confirme notre interprétation. Marx y rappelle que « la libre concurrence n’est justement que la concurrence entre les capitaux » et il conclut tout le développement par ceci : « Ce qui est dans la nature du capital est simplement posé hors de lui réellement, comme nécessité extérieure, par la libre concurrence, qui nest rien que ce par quoi les capitaux, en tant que pluralité s’imposent les uns aux autres ainsi qu’à eux-mêmes les déterminations immanentes du capital. » (Grundrisse - Editon Lefebvre II page 143 - Rubel  : Pléaide Œuvres 2 page 295) - Tout ce passage et les précédents correspondent à la page 30 du Cahier VI du manuscrit original.
[15] Pour une présentation des thèses essentielles de Roemer, voir John E.Roemer, Une théorie générale de l’exploitation et des classes in Actuel Marx n° 7 Premier semestre 1990.
[16] John E.Roemer op. cit. p. 50
[17] Dans son livre Théorie de la modernité, Jacques Bidet consacre la deuxième partie (« Marx et le marché » à l’analyse de ce qu’il considère comme une incohérence de Marx, savoir le fait que la concurrence n’est exposée véritablement qu’au livre III alors qu’elle est la forme logique la plus générale dans laquelle les rapports capitalistes peuvent être compris et qu’elle est présupposée dans les analyses de la marchandise par lesquelles commence le livre I. Jacques Bidet se réfère explicitement aux analyses de Jon Elster. Le Capital apparaît effectivement comme un texte incohérent si on y cherche à tout prix la méthode d’exposition annoncée par Marx lui-même. Mais comme l’a montré Tony Andréani, c’est au contraire l’ordre d’analyse qui domine. Cette dualité ordre d’analyse - ordre d’exposition recoupe la dualité ordre historique - ordre logique et de, effectivement, de ce point de vue le plan du « Capital » n’est entièrement cohérent, mais cela n’implique pas qu’il y ait une incohérence conceptuelle chez Marx.
[18] Capital I,viii,26 PL1 page 1168
[19] Capital I,viii,26 PL1 page 1170
[20] Jon Elster : op.cit. page 171
[21] Jon Elster : op.cit. page 171
[22] Jon Elster : op.cit. page 186
[23] Capital Livre I,i,4 PL1 page 719
[24] Jon Elster op.cit. page 198
[25] Jon Elster op.cit. page 199
[26] ibid.
[27] Principes d’une critique de l’économie politique Pléaide Œuvres 2 page 214
[28] Principes d’une critique de l’économie politique Pléaide Œuvres 2 page 214
[29] Idéologie Allemande Pléaide Œuvres 3 page 1055
[30] Capital I, III,7 Pléaide Œuvres 1 page 727/728

de la classe ouvrière, Elster propose de mettre l’ouvrier Pierre ou l’ouvrier Paul. Nominalisme de bon aloi, conforme à une certaine inspiration deest pas le fait d’employer, souvent comme métaphore, des termes génériques qui fait de Marx un « collectiviste méthodologique ». Ce qui en ferait un « collectiviste méthodologique », ce serait qu’il considère l’existence d’une «essence classe ouvrière» antérieurement à l’existence d’individus contraints pour vivre de vendre leur force de travail. Or sur ce plan, les indications de Marx sont sans équivoque : il sait très bien et le répète que ce n’est pas la classe ouvrière qui vend sa force de travail à la classe bourgeoise mais bien l’ouvrier individuel au capitaliste et c’est précisément la formation de capitalistes collectifs (par exemple dans les sociétés par action) qui fournit les prémisses objectives du socialisme.
Mais la thèse de l’individualisme méthodologique doit elle-même être soumise à la critique ; même si on admettait que la critique de Elster porte juste et qu’on doive imputer à Marx une sociologie de type durkheimien, la thèse de l’individualisme méthodologique n’est pas pour autant moins abstraite. Dès que Elster, comme tous les sociologues, produit une théorie sociale, ce n’est plus l’ouvrier Paul ou l’ouvrier Pierre, ce n’est plus cet homme que je connais, qui habite à deux pas de chez moi, c’est l’ouvrier X, l’individu ouvrier en général qui est supposé. Dans la théorie sociale, ce ne sont pas les ouvriers vivants qui sont le sujet, mais le concept d’ouvrier individuel, ce qui est tout aussi abstrait, tout aussi général, tout aussi peu substantiel que la « classe ouvrière ». Les termes « supposent » mais ne signifient pas jamais directement, ainsi que le dit Guillaume d’Occam. Le terme « ouvrier » ne signifie jamais clairement l’ouvrier Paul ou l’ouvrier Pierre avec qui je parle en ce moment. Il «suppose» pour l’ouvrier Paul que je vois devant moi, aussi bien que pour l’ouvrier « générique ». Comme le cheval aristotélicien suppose également pour le cheval et pour la «cabaléité », l’ouvrier marxien renvoie au prolétaire individuel, à ceux que fréquente Marx dans les réunions de l’Association Internationale des Travailleurs, aussi bien qu’au prolétariat en général, à « l’ouvrièrité », si l’on ose dire. L’individualisme méthodologique pourrait bien s’avérer tout aussi métaphysique que le holisme qu’il est censé combattre, en ceci que son individu n’est au fond qu’un prédicat mais n’est pas et ne peut pas être l’individu concret.
Ce n’est pas parce qu’on lie cet individualisme méthodologique à l’utilitarisme plus ou moins rénové par la théorie des jeux et à la rationalité imparfaite qu’on sort de ces apories. On peut opposer la théorie des jeux et de la rationalité imparfaite à une sociologie marxiste de la lutte des classes, ces deux théories se situent du point de vue de l’épistémologie sur le même plan et s’inscrivent dans l’opposition plus générale des conceptions holistes et des conceptions individualistes[1]. C’est un débat qui n’a pas attendu la philosophie analytique moderne pour être posé, et qui risque bien d’être sans solution, ou plutôt nous conduire à admettre les deux approches : le holisme et l’individualisme donnent chacun un certain type de description de la réalité sociale, que le spécialiste des sciences sociales utilisera tour à tour suivant ses besoins. Et dans ce débat Marx ne prend pas partie ; les textes de Marx peuvent même justifier l’un ou l’autre, suivant les cas.
Pour Marx, il faut tout à la fois partir de l’individu et des relations sociales dans lesquelles il est enserré. A cela il avance une raison de fond : l’individu, qui apparaît comme le point de départ historique dans les robinsonnades, est aussi, en réalité, le point d’arrivée dans la société dominée par les rapports de production capitalistes. Car
Plus nous remontons dans l’histoire, plus l’individu – et par suite l’individu producteur également – apparaît comme un être dépendant d’un ensemble plus grand ;[2]
Autrement dit l’individu n’est pas toujours le même et surtout il n’est pas toujours individualisé selon les mêmes modes, suivant les périodes historiques et les configurations singulières des rapports sociaux. L’individualisme méthodologique devrait être pratiqué aussi bien en synchronie qu’en diachronie. Il s’agit donc quand on parle d’individu de spécifier historiquement cet individu. C’est toujours un individu déterminé, un individu social, non un atome isolé se suffisant à lui-même. L’individualisme méthodologique présuppose un système d’explications intentionnelles ou une théorie des choix rationnels. Or, quels que soient les raffinements que les modernes ont pu lui apporter, ce système d’explication était déjà connu de Marx puisqu’il est le système d’explication des utilitaristes. Pour comprendre comment se pose effectivement du problème de l’individualisme méthodologique chez Marx, il suffit de considérer la manière dont il analyse l’utilitarisme, aussi bien en 1845 dans L’Idéologie Allemande que dans le livre premier du Capital. L’utilitarisme ramène toute production, toute activité, toute démarche intellectuelle à l’utilité pour l’individu ou pour la collectivité (ce qui est plus obscur). C’est incontestablement tout à la fois une certaine forme d’atomisme social et de matérialisme. Marx reconnaît que l’utilitarisme chez Hobbes, Locke ou les matérialistes français (d’Holbach, Helvétius) présentait une avancée pour la pensée. Cependant, cette avancée n’est vraie qu’à une certaine phase historique. Ainsi :
La théorie de d’Holbach est l’illusion philosophique, historiquement justifiée, que l’on peut nourrir au sujet de la bourgeoisie naissante en France, dont la joie d’exploiter pouvait encore être interprétée comme la joie éprouvée devant le plein épanouissement des individus..[3]
Dans le chapitre cité ci-dessus de L’Idéologie Allemande, Marx étudie précisément la transformation de l’utilitarisme en une simple apologie de l’ordre établi. Car le fond de la question peut être défini assez simplement :
Vouloir dissoudre l’ensemble des relations diverses entre les hommes dans l’unique relation d’utilité peut paraître une niaiserie, une abstraction métaphysique ; en vérité celle-ci s’explique par le fait qu’au sein de la société bourgeoise moderne toutes les relations sont pratiquement subordonnées à une seule relation abstraite, celle de la monnaie et du vil trafic.[4]
L’utilitarisme n’est pas vrai ou faux ; ça dépend des périodes historiques. Mais ce qui est important c’est ramener la théorie à son fondement social. L’utilitarisme à certains moments s’est rempli d’un contenu scientifique – avec Locke, qui ouvre la voie à l’économie politique – mais il est en même temps l’idéologie des rapports capitalistes développés. C’est justement à cette dimension idéologique que se réduit l’utilitarisme avec Bentham, « le lieu commun raisonneur », « la sottise bourgeoise poussée jusqu’au génie »[5]. Or ce que font les individus ne s’explique ni uniquement par l’utilité, ni par la «nature humaine» mais bien par les rapports sociaux et les conditions générales dans lesquelles ils agissent, lesquels sont à leur tour des produits de l’activité humaine. Ainsi, pas plus que le «principe d’utilité», l’intention de l’individu ne peut être la base de la science sociale.
Il n’entre pas dans notre propos de faire une critique détaillée de l’intentionnalisme qui sous-tend le travail de Jon Elster ; Jean-Jacques Lecercle[6] a montré que cette méthode impliquait des suppositions fort problématiques en ce qui concerne le langage. Il faut cependant noter que Elster, finalement, revient par cette réduction de l’action de l’individu à cette seule « relation abstraite » de la société bourgeoise. Certes, Jon Elster prend de nombreuses précautions. Il met en garde contre un « réductionnisme prématuré » ; il admet que dans un certain nombre de cas, il soit difficile de réduire un phénomène complexe à des intentions individuelles atomiques et que, par conséquent, on doive se contenter temporairement d’explications de type « boîte noire ». Cependant il n’autorise pas Marx à recourir à ce type d’explications temporaires, même si Jon Elster a dû reconnaître que L’Idéologie Allemande fonde une conception profondément individualiste et anti-téléologique. Ainsi Jon Elster reproche-t-il à Marx cette tirade contre ceux qui, à l’instar de Ricardo, considèrent que la concurrence est le fondement du capital :
La domination du capital présuppose la libre-concurrence tout comme le despotisme impérial à Rome présupposait le principe du libre «droit privé» romain. Aussi longtemps que le capital est faible, il recherche encore lui-même les béquilles des modes de production disparus ou en voie de disparition à la suite de son apparition. Dès qu’il se sent fort, il jette les béquilles et se meut suivant ses propres lois. Dès qu’il commence à se ressentir lui-même comme obstacle à son propre développement et à se savoir tel, il se réfugie dans des formes, qui, tout en semblant parachever la domination du capital en réfrénant la libre concurrence , sont en même temps les messagers de sa dissolution et la dissolution du mode de production capitaliste qui repose sur lui. Ce qui est dans la nature du capital est simplement posé hors de lui réellement, comme nécessité extérieure par la concurrence qui n’est rien que ce par quoi les capitaux en tant que pluralité s’imposent les uns aux autres ainsi qu’à eux-mêmes les déterminations immanentes du capital.[7]
Jon Elster voit en ce passage l’expression la plus explicite du «collectivisme méthodologique» et oppose à cette méthode celle de John Roemer,
consistant à faire naître les rapports de classe et le rapport capitaliste des échanges entre individus diversement dotés dans un cadre concurrentiel.[8]
Avant d’aller plus loin, notons que dans l’édition française du livre de Jon Elster, ce passage est cité d’après l’édition de Jean-Pierre Lefebvre des Grundrisse. Or, cette traduction semble différer de celle de Maximilien Rubel[9] ou de celle de Roger Dangeville[10] sur un point important. Là où l’édition Lefebvre dit «La domination du capital présuppose la libre-concurrence», Rubel traduit «Le règne du capital est la condition de la libre concurrence» et, dans le même esprit, Dangeville traduit «La domination du capital est la prémisse de la libre-concurrence». Autrement dit, la traduction Lefebvre, telle qu’elle est citée dans l’édition française du livre de Jon Elster, paraît contredire explicitement le propos de Elster puisque, le début de la citation de Marx affirme, dans cette traduction, très exactement ce que Elster recommande, en opposition au «collectivisme méthodologique», à savoir faire naître le capital de la concurrence ! Le traducteur de Jon Elster ne s’est pas avisé de ce quiproquo qui rend une partie du raisonnement de Elster incompréhensible et transforme le propos de Marx en un propos incohérent.
Il faut reconnaître que l’ensemble du passage n’est pas de la plus grande clarté. Il y a d’abord un problème de traduction qui recoupe un problème théorique important. Michel Vadée a clairement montré la nature de ce problème[11]. Le terme de « Voraussetzung », de présupposition, doit être compris en son sens précis hégélien, et selon Michel Vadée, les traductions françaises par « condition » affadissent ce sens. Présupposer, c’est poser. C’est bien ce que Marx explique dans tout le passage cité par Jon Elster. Le capital dans son développement pose libre concurrence comme la présupposition de son propre développement puisque la libre concurrence est la forme adéquate du procès de production capitaliste. Ce qui n’empêche pas le capital encore faible de s’appuyer sur les béquilles des anciens modes de production ; quant au capital déclinant il va chercher à freiner la libre concurrence.
Ce que Marx expose dans ce passage, dans le langage de la dialectique hégélienne, c’est, nous semble-t-il, la nécessité de ne pas confondre ordre historique et ordre logique, ordre des catégories telles qu’elles s’enchaînent dans le processus d’exposition et ordre réel de leur genèse historique. Car, si on se place sur le plan de l’ordre historique, c’est bien la traduction de Rubel ou de Dangeville qui porte le moins à confusion, quand on se réfère non seulement à tout ce que Marx écrit de la genèse du mode de production capitaliste dans Le Capital, mais aussi au contexte même de cet extrait dans lequel Marx souligne le caractère historique du mode de production capitaliste. En effet, pour Marx, le capital ne naît pas de la libre concurrence entre les individus, mais c’est bien au contraire la domination du capital qui rend possible la libre concurrence. Donc la libre concurrence n’est pas une condition du capital, mais c’est bien le capital qui est une condition (Voraussetzung) du développement de la libre concurrence. La traduction de Roger Dangeville qui parle de « prémisse » ou de condition logique est parfaitement claire. S’agit-il pour autant d’un « collectivisme méthodologique» ? A notre avis, le «collectivisme méthodologique» n’a rien à voir ici. Marx évoque la genèse, le développement et le déclin historique du mode de production capitaliste. La question peut donc se poser très simplement : le mode de production capitaliste est-il né de la libre concurrence, autrement dit l’économie de marché médiévale contenait-elle en elle-même le mode de production capitaliste moderne ? A cette question, Marx répond « non » avec la plus grande clarté, tout comme le fera un siècle plus tard Fernand Braudel[12], à l’inverse de nombreux marxistes qui voient dans le boutiquier ou le paysan indépendant un capitaliste en puissance. Savoir si le capitalisme «présuppose» la libre concurrence ou s’il en est la « condition », c’est une question qui n’a pas de solution purement méthodologique, mais surtout une solution historique. Ce qui, du reste, est assez simple à comprendre pour qui s’intéresse un peu à l’histoire économique. On sait le rôle décisif des monopoles du commerce lointain (par exemple la Compagnie des Indes orientales) ou de la grande propriété foncière dans le développement du mode de production capitaliste. On peut également noter que, sur le marché mondial, les capitalistes sont favorables à la libre concurrence quand ils ont des chances sérieuses de l’emporter et se montrent aisément protectionnistes dans le cas inverse – comparons par exemple l’attitude de l’Allemagne en train de se faire sous Bismarck à l’attitude de l’Allemagne actuelle, deuxième puissance économique mondiale. Or c’est bien sur cette arène mondiale que se constitue le mode de production capitaliste et non dans la libre concurrence des producteurs de choux-fleurs sur le marché hebdomadaire d’une petite ville de province. Une fois acquis cet aspect historique de la génèse du mode de production capitaliste, il reste que « la libre concurrence est la forme adéquate du mode de production capitaliste » et que le capital sous sa forme la plus pure s’exprime dans la libre concurrence et par conséquent les freins à cette dernière sont les « messagers » qui annoncent la dissolution du mode de production capitaliste. Et c’est aussi pourquoi « Le Capital » qui veut exposer le mode de production capitaliste « pur » ne commence pas par la genèse historique concrète du capital mais par la marchandise et par l’échange qui « présuppose » la libre concurrence. Les difficultés du passage incriminé nous semblent ainsi levées. Loin de prouver que Marx cède aux sirènes du « collectivisme méthodologique », ce passage des « Grundrisse » montre surtout que la pensée de Marx n’a pas encore atteint la précision et la fermeté du « Livre I » du Capital et que le vocabulaire hégélien obscurcit l’analyse de Marx et favorise les quiproquos.
Nous pouvons noter que Jon Elster ne s’intéresse pas à l’aspect historique ni aux questions de faits, vérifiables par une voie purement empirique. Il renvoie le lecteur aux analyses de Roemer qu’il développe à plusieurs reprises. Or le but de Roemer n’est nullement de savoir qui, du capital ou de la libre concurrence, est la présupposition de l’autre, mais de construire un modèle théorique qui permette d’expliquer le fonctionnement du mode de production capitaliste en partant de la concurrence entre les individus, ce qui n’est pas du tout la même chose[13]. Quand Marx parle de concurrence, le plus souvent il s’agit de la concurrence entre les capitaux, laquelle n’est nullement identifiable à la concurrence entre les individus. Ou plus précisément, c’est seulement dans le mode de production capitaliste que la concurrence entre individus – les compétitions, les rivalités aussi vieilles que l’humanité – peut sembler s’identifier à la compétition entre les capitaux[14]. Quand Jon Elster s’appuie sur les analyses de Roemer[15], il oublie que les analyses de Roemer supposent elles-mêmes la domination du mode de production capitaliste. Son « modèle simple de l’exploitation marxienne » considère « une société qui regroupe de nombreux producteurs produisant un bien : du blé »[16] et tente de montrer comment les différences de techniques entre ces divers producteurs et les différences de dotations initiales de chacun des producteurs permettent d’expliquer le mécanisme de l’exploitation capitaliste. Il faut remarquer que Marx lui aussi a analysé une société composée de nombreux producteurs de blés, une société ayant réellement existé et non une société théorique : il s’agissait de la paysannerie anglaise, la yeomanry qui a été détruite de la manière la plus violente – et non par des procédés purement économiques – pour permettre la domination du capital. La réalité historique ne se plie pas facilement à la modélisation de l’individualisme méthodologique.[17]
En réalité, il nous semble que le procès Elster contre Marx sur la question de l’individualisme méthodologique est un mauvais procès. La considération théorique fondamentale de l’individu vivant qui est la base de la pensée marxienne ne contredit nullement des explications partielles «holistes» ou «systémiques» dès lors qu’il s’agit non de revenir à chaque fois au fondement mais de présenter un résumé, une vue d’ensemble. Si Jon Elster ne parvient pas toujours à retrouver l’individu dont Marx parlait dans l’Idéologie Allemande, dans les analyses ultérieures, ce n’est pas que Marx ait changé de point de vue, qu’il soit passé de l’individualisme méthodologique au collectivisme méthodologique. C’est que ce que Elster s’attend à voir ne figure pas dans la problématique marxienne. Quand Marx en 1845 parle de l’individu, c’est l’individu vivant, saisi de manière subjective, disent les Thèses sur Feuerbach. Or Elster s’attend à voir surgir l’individu-type du modèle « marché concurrentiel » de la théorie des jeux. Mais, justement Marx montre que cet individu-type, cet atome social, n’est que la vision limitée que les savants bourgeois ont du fonctionnement de l’économie. Dans le rapport de production capitaliste, l’ouvrier se dépouille de sa puissance personnelle qui est transformée en puissance du capital, ce que Marx appelle aliénation, «pour être compris des philosophes». Mais ce processus est représenté sous la forme d’un contrat libre en individus sur un marché libre – l’ouvrier vient sur le marché du travail vendre sa marchandise force de travail comme le marchand de pommes vient vendre ses pommes et le marchand de chapeaux ses chapeaux. Mais cette représentation est un renversement de la situation réelle puisque ce libre contrat dissimule un rapport d’oppression et de violence dont Marx dit à plusieurs reprises qu’il est pire que l’esclavage. Là encore, pour comprendre ce dont il est question dans Le Capital, il ne faut pas se contenter des schémas théoriques, mais aussi étudier attentivement les analyses historiques, telles que celle de l’accumulation primitive. Contre les «manuels béats» de l’économie politique, Marx rappelle que
dans l’histoire réelle, c’est la conquête, l’asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale qui ont joué le grand rôle.[18]
Il faut admettre, avec Marx, que l’expropriation du travailleur indépendant, l’anéantissement de la propriété privée fondée sur le travail personnel n’ont pas été des processus économiques explicables en termes de calcul rationnel des individus, mais bien une histoire «écrite dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles».[19]
Le choix de Jon Elster d’épurer Marx de toute «métaphysique» et de tout ce qu’il considère comme du hégélianisme le conduit à rejeter quelques uns des principes fondamentaux de la théorie marxienne. Ainsi est-il conduit à dénier toute valeur à la théorie de la valeur-travail. Il considère que cette théorie est une
tentative de Marx pour appliquer la distinction hégélienne entre essence et manifestation à la vie économique, notamment aux rapports entre les valeurs et les prix.[20]
Or
cette application n’aboutit à rien.[21]
Il y a ici une double méprise. D’abord en tant que telle la théorie de la valeur-travail n’est pas une théorie propre à Marx. Elle est reprise pratiquement sans modification Smith et surtout de Ricardo. Ce n’est donc pas une «distinction hégélienne». Ce qui est l’apport propre de Marx à cette théorie, ce qui distingue fondamentalement Marx de Ricardo réside en ceci : ce que l’ouvrier vend au capitaliste, c’est non son travail mais sa force de travail. Le salaire n’est que le prix de la force de travail transformée en marchandise et c’est précisément parce qu’il n’avait pas vu ce « détai l» que Ricardo confond valeur et coût de production. Mais cette légère correction que Marx d’ailleurs mettra assez longtemps à formuler – ainsi dans le polémique contre Proudhon, l’ouvrier est encore censé vendre son travail – est l’élément central de la critique marxienne de l’économie politique.
Pour Elster, cette théorie n’est pas opératoire car elle butte sur l’hétérogénéité du travail et l’impossibilité d’effectuer l’opération consistant à ramener le travail complexe au travail simple. Or Jon Elster confond ici deux catégories qui ne sont absolument pas confondues chez Marx : le travail réel et le travail social. Le travail réel est le travail tel qu’il est vécu par l’individu, le travail qui demande certaines aptitudes et une habileté déterminée, une dépense d’énergie, une souffrance, une coordination précise entre la main et le cerveau, le travail donc particulier qui est l’activité produite par le besoin. Le travail social au contraire est une abstraction ; il n’apparaît que dans les relations entre les individus et comme résultat de ces relations. Un travail réel donné n’est « validé » comme travail social que pour autant que le produit de ce travail ait trouvé acheteur, c’est-à-dire ait une valeur d’usage pour les autres individus. Cette confusion entre le travail réel et le travail social (ou encore la valeur d’usage et la valeur d’échange devenues valeur d’utilité) est le propre de toutes les écoles marginalistes postclassiques.
La réduction du travail complexe au travail simple que Elster ne parvient pas à accomplir, les « managers » capitalistes, en hommes de pratique, la réalisent tous les jours. Quand ils comparent les durées nécessaires pour produire une automobile en France et au Japon, ils réduisent d’un seul coup des quantités énormes de travaux plus ou moins complexes et tous particuliers à une pure durée de travail et savent également en conclure que, puisque les prix doivent être peu ou prou proportionnels aux temps de travail incorporés dans les produits, autrement dit aux valeurs, il faudra que celui qui dépense plus de temps que le temps social moyen fasse quelques «gains de productivité». Un économiste peut certes se passer de la valeur-travail. Il peut observer la formation des prix sur le marché grâce aux théories marginalistes. C’est ainsi que Elster écrit :
La théorie de la valeur-travail échoue puisque ce concept ne peut nous être d’aucune utilité[22].
Pour reprendre une comparaison de Marx, on peut aussi dire que pour expliquer le mouvement apparent du soleil autour de la terre, la cosmologie galiléenne n’est d’aucune utilité ; le système de Ptolémée amélioré par Tycho Brahé y parvient tout à fait. Jon Elster, en effet, montre que l’on peut expliquer les mêmes phénomènes économiques en faisant abstraction de la théorie de la valeur-travail. On peut en effet « faire comme si » la valeur-travail n’était d’aucune utilité : elle n’est d’aucune utilité mathématique directe puisque les quantités mesurables dans la sphère de la circulation sont les prix et sans doute est-il vrai que le fameux problème de la conversion des valeurs en prix n’a pas trouvé de réponse réellement satisfaisante. Or la sphère de la circulation n’est qu’un aspect, ni secondaire, ni dérivé, mais seulement partiel  du mode de production capitaliste. L’objet de l’économie politique, si celle-ci veut être une science, se situe dans l’unité de la sphère de la production et de la sphère de la circulation ou encore dans l’unité de la production et de la consommation. La circulation a pour les économistes un avantage épistémologique puisque cette sphère est immédiatement identifiée dans les concepts utilisés par les individus qui échangent des marchandises ou qui croient vendre leur travail. Les individus réels n’y apparaissent que sous les espèces du consommateur tandis que le producteur est réduit au rôle de facteur travail au côté du facteur capital. Quant à l’ouvrier en tant que producteur, il n’entre dans ce circuit que comme vendeur de travail, une sorte de prestataire de service, évacuant ainsi la double subordination (formelle et réelle) du travailleur au capitaliste qui constitue l’objet des analyses du «Capital». Mais si on se refuse à ces réductions – qui peuvent être parfois utiles mais bien souvent n’ont qu’un caractère apologétique – la théorie de la valeur reste le modèle théorique à partir duquel on peut comprendre le mode de fonctionnement global du mode de production capitaliste mais aussi s’ordonnent les stratégies des capitalistes.
Mais ceci n’est qu’un premier aspect. La théorie marxienne de la valeur a son point de départ dans cette thèse : la transformation de l’argent en capital, ou la transformation de l’homme aux écus en capitaliste se passe dans la sphère de la circulation et ne s’y passe pas ou plus exactement s’y passe en cachant d’autant mieux que c’est ailleurs que se passent les choses sérieuses ; et ceci parce que cette transformation n’est possible que si l’homme aux écus trouve en face de lui un vendeur de force de travail. Or
En tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail réalisé en elle. Mais elle n’existe en fait que comme puissance ou faculté de l’individu vivant.[23]
Il faut que des conditions historiques déterminées aient été réunies qui aient fait apparaître cette marchandise «force de travail». La force de travail n’est pas n’importe quelle marchandise ; elle est une marchandise bien particulière, une marchandise qui représente l’aliénation de l’individu, au sens juridique du terme, mais aussi au sens philosophique. En vendant sa force de travail, l’ouvrier n’est pas dans la même situation que celui qui vend une aune de toile ou un habit. Il se vend lui-même, il s’objective, en transformant sa «puissance personnelle» en une force de production. Les économistes peuvent faire des équations dans lesquels le salaire n’apparaît que comme une quantité d’argent correspondant en fait à une prestation de service, ces équations ne rendent aucun compte de cette réalité fondamentale. Marx ne se soucie pas de l’économétrie ou plus exactement il s’intéresse à ce que la mesure économique masque, c’est-à-dire les rapports sociaux, la situation des individus. Sa réflexion est entièrement orientée autour du devenir de cette puissance de l’individu vivant. Dans les rapports capitalistes cette puissance ne se réalise qu’en s’objectivant et en devenant la propriété du capitaliste alors qu’elle devrait pouvoir réaliser librement toutes ses potentialités. Inversement le travail salarié, tout à la fois augmente de façon prodigieuse de la puissance de la société en dépouillant les individus de toute puissance.
Autrement dit la théorie de la valeur-travail est incompréhensible si elle n’est pas reliée à une théorie de l’exploitation et donc à une théorie des rapports sociaux qui rende compte des rapports de domination. Or Jon Elster refuse ce dernier point. Pour lui, rien ne prouve que «l’exploitation soit une condition de possibilité du profit»[24] et il résume le problème ainsi :
le profit, l’intérêt et la croissance économiques sont possibles uniquement parce que l’homme peut exploiter des sources extérieures de matière première et d’énergie.[25]
Il est remarquable qu’en posant ainsi la question du profit Jon Elster ramène toutes les catégories économiques à un pseudo-fondement naturel, à un rapport immédiat de l’homme et de la nature. Il n’y a plus de rapports sociaux ! Alors que Marx montre précisément, à partir de L’Idéologie allemande que les rapports entre les hommes et la nature ne sont pas des rapports immédiats, mais qu’au contraire ces rapports nécessitent la médiation d’une organisation de la vie sociale des individus, laquelle se manifeste clairement sous la forme de la division du travail, à l’inverse, en posant que toutes les catégories de l’économie reposent sur ce rapport immédiat de l’homme pouvant exploitant des ressources naturelles, Jon Elster retourne aux robinsonnades, si vigoureusement dénoncées par Marx, et fait des rapports sociaux, une couche superficielle secondaire, ce qu’exprime bien ceci :
Pour nous résumer, l’aptitude de l’homme à exploiter l’environnement rend possible un surplus au-delà de n’importe quel niveau donné de consommation. Que ce surplus doive être ou non consacré à augmenter la consommation ouvrière, la consommation capitaliste ou l’investissement est une toute autre question sans rapport avec celle de la «source ultime des profits».[26]
Par un renversement spectaculaire, l’individualisme méthodologique vient donc de faire disparaître les individus particuliers qui exploitent «l’environnement» pour le plus grand profit d’autres individus. On n’a plus affaire qu’à une vague «aptitude de l’homme à exploiter l’environnement» dont la vis dormitiva est censée expliquer l’essentiel des mécanismes de la croissance et du profit. En outre la naturalisation de l’économie est toujours plus ou moins liée au principe de la transformation des lois économiques historiques en lois naturelles, transformation qui, pour Marx, est le trait caractéristique de l’idéologie véhiculée par l’économie politique classique.
Autrement dit, de quelque manière qu’on aborde l’analyse de Jon Elster, on peut conclure d’une part que les reproches adressés à Marx de n’avoir pas été fidèle au paradigme individualiste exposé dans l’Idéologie Allemande ne sont pas fondés et que, bien au contraire, c’est l’individualisme de Jon Elster qui doit être questionné puisqu’il implique la substitution d’individus abstraits, «méthodologiques» pourrait-on dire, aux individus concrets et vivants et retourne au naturalisme avec quoi précisément Marx rompt dans L’Idéologie Allemande. Marx ne subsume pas l’individu sous un sujet collectif ; l’individu agissant reste la réalité fondamentale, mais il n’est pas une réalité indépendante mais une réalité connectée à d’autres individus de telle sorte que
les individus se trouvent en face de leurs propres échanges et de leur propre production comme devant un rapport objectif avec lequel ils n’ont aucun lien réel.[27]
Or cette connexion des individus à l’ensemble ne doit pas être posée comme un rapport naturel :
il est absurde de concevoir ces liens purement matériels comme issus de la nature, inséparables de la nature de l’individualité et immanents à celle-ci  par contraste avec le savoir et la volonté réfléchis. Ils appartiennent à une phase déterminée du développement individuel.[28]
Faire abstraction des conditions historiques déterminées du développement de l’individu pour présenter indépendant comme atome de l’organisation sociale, c’est oublier ce qu’est l’individu, un sujet qui se définit dans des conditions précises, conditions qui lui apparaissent comme des contraintes objectives précisément dans la mesure où il n’a pas encore les moyens de s’en affranchir.
Notre critique de Jon Elster n’est pas une critique générale et indifférenciée de « l’individualisme méthodologique ». Ce que nous contestons, ce sont, en premier lieu, les inconséquences d’un certain individualisme méthodologique qui ne part pas des individus dans leur singularité mais au contraire réduit tous les individus à l’exemplaire de « l’agent économique » – parfaitement ou imparfaitement rationnel, c’est ici secondaire – de l’économie libérale. C’est, en second lieu, l’imputation à Marx de positions holistes alors même qu’il développe des thèses individualistes conséquentes.
On peut cependant objecter qu’un individualisme qui refuse de considérer la réalité de l’individu isolé, qui ne conçoit l’individu que dans ses relations avec d’autres individus, n’est pas un individualisme mais au contraire un holisme, si le holisme consiste à dire que l’individu n’existe pas en dehors des relations dans lesquelles il est inséré. Selon nous, Marx n’est pas holiste, précisément parce que l’individu n’est pas réductible à ce noeud d’un réseau de relations. L’individu reste un individu parce que justement, si d’un côté il ne peut exister sans ce milieu social dans lequel il est immergé, d‘un autre côté il n’est pas réductible à un produit de ce milieu. Il existe par lui-même, de manière totalement singulière et irréductible. D’un certain point de vue, on peut noter chez Marx une évolution qui exprime non pas un affaiblissement de cet individualisme mais au contraire son renforcement. Ainsi dans l’Idéologie Allemande, Marx, dans passage bien connu, affirme que :
La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence dépend, en premier lieu, de la nature des moyens d’existence tout trouvés et à reproduire. Ce mode de production n’est pas à envisager sous le seul aspect de la reproduction de l’existence physique des individus. Disons plutôt qu’il s’agit déjà, chez ces individus, d’un genre d’activité déterminé, d’une manière déterminée de manifester leur vie, d’un certain mode de vie de ces mêmes individus. Ainsi les individus manifestent-ils leur vie, ainsi sont-ils. Ce qu’ils sont coïncide avec leur production, avec ce qu’ils produisent aussi bien qu’avec la façon dont ils la produisent. Ainsi ce que sont les individus dépend des conditions matérielles de leur production.[29]
On a lu ce passage, le plus souvent, d’une manière réductrice : les individus ne pas autre chose que les individus d’un mode de production donné. « Ce qu’ils sont coïncide avec leur production » : n’est-ce pas faire disparaître l’individu comme sujet ou comme substrat fondamental de la société humaine ? Dans « Capital », Marx, vingt ans plus tard, désigne un substrat de l’individu, irréductible au mode de production :
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent.[30]
En acte l’individu est ce qu’il manifeste dans un mode de production déterminé. Mais en puissance, il est un ensemble de facultés qui n’ont pas un caractère historique, il possède une « nature » faite de facultés qui sommeillent et qui sont mises en mouvement dans le procès de production. Et c’est précisément le communisme qui doit permettre la libération de toutes les facultés qui sommeillent dans l’individu.
Autrement dit, c’est la différence entre la puissance et l’acte qui permet de concilier, d’une part, le principe individualiste qui fait de l’individu vivant le fondement ontologique de la « société » et, d’autre part, l’idée que l’individu en acte, l’individu connu empiriquement, est un individu déterminé, enserré dans un réseau de relations sociales. Le renversement opéré dans « L’Idéologie Allemande », dans la mesure où il n’est encore que le renversement formel de la philosophie spéculative, ne pose l’individu comme fondement concret que formellement. Ce n’est encore qu’un renversement spéculatif de la philosophie spéculative. La solution réelle du problème posé dans « L’Idéologie Allemande » n’est ainsi donnée que dans « Le Capital ». D’une part, la « société » ou plutôt les rapports sociaux peuvent être considérés comme objets de la science et donc l’individu n’y apparaîtrait alors que comme noeud de relations sociales, comme terme d’un rapport, et d’autre part, la réalité que décrit cette science n’est jamais considérée comme la réalité ultime, c’est une réalité qui n’est qu’une expression de la puissance des individus. L’articulation de l’individualisme et du « holisme » peut ainsi être saisie comme articulation entre niveaux de réalité ontologiquement différents.


[1] voir sur cette question les travaux de Louis Dumont, par exemples les « Essais sur l’individualisme »..
[2] Introduction Générale à la Critique de l’Economie Politique - PL1 page 236
[3] L’Idéologie Allemande - PL3 page 1299
[4] L’Idéologie Allemande - Pléaide Œuvres 3 page 1297
[5] voir Capital I,XXIV,5 PL1 pages 1117 et 1118.
[6] Jean-Jacques Lecercle : L’individualisme méthodologique et la question du langage : une lecture d’Elster - Revue "Pour Marx" n°7 - 1990 (PUF)
[7] Grundrisse volume 2 - Cité dans l’édition 1980 des « Editions Sociales » (page 143).
[8] Jon Elster op.cit. page 22
[9] Principes d’une critique… (Grundrisse…) PL2 page 295
[10] Grundrisse.. Chapitre du Capital (volume 3 de l’édition) 10/18 page 261
[11] Michel Vadée op.cit. page 126
[12] voir Fernand Braudel : Civilisation matérielle, économie, capitalisme (op.cit.). Fernand Braudel situe le capitalisme comme une sphère particulière, située au dessus du marché et de la «libre concurrence». C’est au contraire à partir des monopoles ­ de fait ou de droit (comme la Compagnie des Indes) que se développe le capitalisme. Braudel écrit  : «les lois du marché n’existent plus pour les grandes entreprises (tome 2 : les lois de l’échange page 197). Le rôle du commerce lointain est ainsi décisif parce qu’il s’agit précisément de sphère où la concurrence peut être contournée. Si on compare les analyses de Braudel avec celles de Marx concernant l’accumulation primitive, on verra que la distance n’est pas énorme, et que, sur ce point comme sur les autres, ce qu’a écrit véritablement Marx est très éloigné de la vulgate marxiste. Ainsi, si bien des artisans et des marchands ont pu être des «capitalistes en herbe», Marx insiste sur le fait que cette marche «naturelle» se faisait à pas de tortue, et que ce qui a donné l’impulsion décisive au mode de production capitaliste, ce fut le capital commercial et le capital usuraire, formes de capitaux qui ont prospéré sous toutes sortes de régimes sociaux. (cf. Capital I,viii, 31 Pléaide, Œuvres 1 page 1211 et sq.)
[13] Nous reviendrons (cf.infra) sur le rôle spécifique des modèles et sur la nécessaire distinction entre modèle et théorie. Les modèles sont des auxilliaires de la théorie mais jamais la théorie elle-même.
[14] La suite du passage analysé par Jon Elster confirme notre interprétation. Marx y rappelle que « la libre concurrence n’est justement que la concurrence entre les capitaux » et il conclut tout le développement par ceci : « Ce qui est dans la nature du capital est simplement posé hors de lui réellement, comme nécessité extérieure, par la libre concurrence, qui nest rien que ce par quoi les capitaux, en tant que pluralité s’imposent les uns aux autres ainsi qu’à eux-mêmes les déterminations immanentes du capital. » (Grundrisse - Editon Lefebvre II page 143 - Rubel  : Pléaide Œuvres 2 page 295) - Tout ce passage et les précédents correspondent à la page 30 du Cahier VI du manuscrit original.
[15] Pour une présentation des thèses essentielles de Roemer, voir John E.Roemer, Une théorie générale de l’exploitation et des classes in Actuel Marx n° 7 Premier semestre 1990.
[16] John E.Roemer op. cit. p. 50
[17] Dans son livre Théorie de la modernité, Jacques Bidet consacre la deuxième partie (« Marx et le marché » à l’analyse de ce qu’il considère comme une incohérence de Marx, savoir le fait que la concurrence n’est exposée véritablement qu’au livre III alors qu’elle est la forme logique la plus générale dans laquelle les rapports capitalistes peuvent être compris et qu’elle est présupposée dans les analyses de la marchandise par lesquelles commence le livre I. Jacques Bidet se réfère explicitement aux analyses de Jon Elster. Le Capital apparaît effectivement comme un texte incohérent si on y cherche à tout prix la méthode d’exposition annoncée par Marx lui-même. Mais comme l’a montré Tony Andréani, c’est au contraire l’ordre d’analyse qui domine. Cette dualité ordre d’analyse - ordre d’exposition recoupe la dualité ordre historique - ordre logique et de, effectivement, de ce point de vue le plan du « Capital » n’est entièrement cohérent, mais cela n’implique pas qu’il y ait une incohérence conceptuelle chez Marx.
[18] Capital I,viii,26 PL1 page 1168
[19] Capital I,viii,26 PL1 page 1170
[20] Jon Elster : op.cit. page 171
[21] Jon Elster : op.cit. page 171
[22] Jon Elster : op.cit. page 186
[23] Capital Livre I,i,4 PL1 page 719
[24] Jon Elster op.cit. page 198
[25] Jon Elster op.cit. page 199
[26] ibid.
[27] Principes d’une critique de l’économie politique Pléaide Œuvres 2 page 214
[28] Principes d’une critique de l’économie politique Pléaide Œuvres 2 page 214
[29] Idéologie Allemande Pléaide Œuvres 3 page 1055
[30] Capital I, III,7 Pléaide Œuvres 1 page 727/728